Aliments de langage - Journal de Benjamin

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vendredi, 15 mars 2019 09:13

#4 - Extrêmes et lumineux, de Christophe Manon

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D'un livre, nul n'est pire ambassadeur que son auteur. Cette conjecture se vérifie si souvent qu'on serait bientôt tenté de l'élever au rang de jurisprudence et de la faire graver sur le socle de Marianne dans les mairies, sous le serment d'Hippocrate dans les hôpitaux publics et sur les tableaux noirs des séminaires de creative writing. D'un livre, nul n'est pire ambassadeur que son auteur. Bel aphorisme ayant valeur de onzième commandement qui, reformulé en conseil amical, s'énoncera de la manière suivante : de ton livre, point ne parleras. Et son corollaire immédiat : de ton livre, point ne feras lecture publique.
Il va de soi que la maxime ne fait pas l'axiome, et qu'à toute règle on trouvera exception. Pour ce qui nous concerne, l'exemple de Winston Churchill est éclairant – et même lumineux – : non content de rédiger lui-même ses discours, et de les lire en public, il leur a fait gagner la guerre et le Nobel. Bien sûr, loin de moi l'idée de comparer Christophe Manon, nimbé de son éternelle barbe de trois jours et tout à fait indifférent quant à la pratique du polo, avec feu the Right Honourable Sir Winston Churchill, KG OM CH TD DL FRS RA, ce serait audacieux – et même extrême. Cela dit, notons qu'ils partagent cette noble qualité d'être tous deux amateurs de whisky.

se retournant subrepticement vers la fille pour lui susurrer à l'oreille : Si tu continues à me regarder ainsi, je vais avoir envie de t'embrasser, reprenant aussitôt la conversation abandonnée un instant comme si rien ne s'était produit, la main tremblant cependant légèrement en saisissant son verre, surpris par sa propre détermination, son audace, les grands yeux bleus de louve de la fille incrustés dans sa mémoire : pierres précieuses : étoiles scintillantes, ou comme une lumière violente et soudaine reste imprégnée dans la rétine longtemps encore après son apparition,

Oui, virgule. Suivant l'exemple de ce roman qui use du point avec tant de parcimonie, spontanément, me vient l'envie de laisser flotter la virgule. Laisser flotter l'apparition. Et trembler légèrement. Car le titre de ce roman ne vise pas à berner le lecteur : tout ici est extrême, jusqu'au rythme de la narration qui est à la fois fleuve et syncope, un vomi savoureux d'images en contrepoint et d'intuitions qui nous emmènent au centre de l'humain. Autant qu'à l'impertinence d'être né, on touche au jazz.

ses « philosophes » et ses « Lumières » ne sont qu'une usurpation, une détestable posture – comme un profond dégoût de soi, cette capacité qu'ont les idéaux à se déliter, car ils ne sont que l'expression de la vanité, l'homme tentant désespérément de s'élever au-dessus de l'homme, de la parole et non des actes, de la rhétorique et non de l'action – ; et eux-mêmes

(suspension)

J'ai rencontré Christophe Manon en mai 2016, à l'occasion du fiEstival maelstrÖm #10. Contrevenant à toutes les règles de la bienséance – d'un livre, rappelons-le, nul n'est pire ambassadeur que son auteur – il donnait lecture d'Extrêmes et lumineux d'un ton trempé dans le flux de conscience, plus grave et envoûtant que le débit noir de la Meuse. Cette année-là, le fiEstival avait pour thème l'Arbre de vie. Rien, jamais, n'étant laissé au hasard, je ne serais pas surpris que le papier de ce roman provienne de cet arbre-là. Et sa substance.

balayés par la fuite impitoyable et chaotique des siècles, emportés par le vent, les os éparpillés, la chair enfouie et corrompue dans la terre grasse et transformée en humus fertile, ou bien peut-être continuant à errer dans une sorte de monde intermédiaire, d'univers parallèle, de limbes à l'atmosphère pâle et terne,

Extrême, ce livre l'est, irrémé-diablement. Mais il n'est pas moins lumineux. Voilà ce qui arrive quand le poète se grime en romancier. Dardant des racines profondes – si profondes – dans les méandres d'une terre sombre et moite et érotique et licencieuse, le langage de Christophe Manon rejaillit vers le ciel comme une éjaculation suprême, magnifique, qui aspire au miracle. Animé de la fabuleuse volonté des derniers survivants, il plonge dans le bouillon de l'homme ; sans concession, mais sans faire preuve non plus de malveillance, aucunement. C'est la lumière qu'il célèbre, la force cathartique du souvenir.

satisfaits de leur ignorance, parlant une lange appauvrie et bâtarde, braillards et chaleureux, innombrables ; tous sans exception redevenus terre et non seulement terre mais particules, infimes parcelles d'infini, brindilles, herbe, feuille, herbe, molécules, soleil, pluie et pluie et soleil de nouveau et jours et nuits et jours et nuits dans leur immuable succession

De nouveau : il serait verbeux de comparer Christophe Manon à feu the Right Honourable Sir Winston Churchill. Cela dit, ils partagent plus qu'un simple penchant gastronomique pour la belle chose ; membres de cette caste de marginaux qu'on se représente mal dans les séminaires de creative writing, ils sont si radicalement enracinés dans leur œuvre qu'ils en sont les meilleurs émissaires.
Ceux qui le désirent peuvent compulser les archives pour réentendre l'ardeur du plus nobélisé des deux. Quant au second, renseignez-vous, il lit de temps à autre, ici ou là, devant public, et ses lectures oscillent toujours entre l'ivresse et le vertige.
(D'ici là, vous pourrez tranquillement feuilleter Extrême et lumineux à la boutique maelstrÖm, on en garde toujours une ou deux copies sous le coude. L'on vous parlera volontiers de Pâture de vent aussi, un tome 2 fraîchement publié et dont on renâcle à dire qu'il en est la suite, tant rien ici ne débute vraiment, ni ne finit, ni ne débute. Ni ne finit.)

 

Extrême et lumineux, de Christophe Manon, 2015, Verdier, 13.5 €, disponible à la boutique maelstrÖm 4 1 4 (ou sur commande)

extremes et lumineux

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