Aliments de langage - Journal de Benjamin

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vendredi, 04 janvier 2019 16:50

#2 - Je suis pas la bête à manger, de Nathalie Constans

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Avant même d'en avoir écrit le premier mot, cette chronique de Je suis pas la bête à manger, écrit par Nathalie Constans et vu par Anya Belyat-Giunta, me pose déjà un formidable cas de conscience.
En premier lieu, elle va alimenter le moulin à médisance de mes contempteurs qui, en sus de mes autres méfaits, vont s'emparer de la chose pour me taxer de nihilisme. C'est que nous avions deux exemplaires en stock à la boutique, que j'ai vendus le mois dernier – à sec, donc, en ce qui concerne l'objet dont j'entends faire la promotion. Un bouquin vieux de cinq ans qui plus est.
En outre, quand on se pose comme moi en défenseur de la cause langagière, chroniquer un livre dont le titre même est aberration syntaxique, dont les chapitres sont intitulés The storm, The fire, The floods et les personnages nommés No Ouère (J'ai caché ma vulve et mon trou je lui ai donné quelque chose j'ai souri et puis aussi j'ai allumé la radio pour qu'on écoute ensemble les choses de la culture et qu'on en parle), Ozer (But for now, quelque chose est arrivé et je suis bien empêtré) et Ubodie (Cette saloperie a une queue. C'est ça, c'est une putain de saloperie de bestiole), un livre dégoisant l'anglais comme un bonimenteur ses boniments et où, de surcroît, l'on met un certain temps à faire la différence entre un lièvre et un lapin, chroniquer un tel livre est une prise de risque considérable.
Eh bien soit. Fanculo à mes contempteurs, comme on dit.

Sous d'autres circonstances, j'aurais pu m'engager dans un examen approfondi des thèmes et sous-thèmes émaillant ce récit, en analyser les tenants et aboutissants et en déverser ici la substance pour vous. Cela rehaussé, il va de soi, d'un appareil critique sur le travail visuel d'Anya Belyat-Giunta, qui accompagne le texte. Et quoi, je suis pas la bête à mâcher, moi. Cent-trente pages dont une vingtaine d'illustrations, vous devriez y arriver, non ?
Sachez néanmoins qu'il est question d'un poste de radiophonie, dans ce livre, et d'automobiles, et d'urbanisme calamiteux, ce qui me rappelle avoir entendu, il y a deux ou trois ans, en voiture, à la radio, à Bruxelles, qu'un demi-million de personnes entrent et sortent chaque jour de la capitale de l'Europe. Ajoutés au million de résidents, calculs faits, cela correspond peu ou prou à deux mille milliards de phrases de circonstances potentiellement échangées en ces premiers jours de janvier. Bonne année, bonne année. Après un Noël placé sous le signe de l'indispensable (objets en plastique, chocolat postcolonial, électronique made in Asie du sud-est) et dans l'attente fébrile des soldes, les gens font ça. On a même vu des Anglais le dire dans un français impeccable. Bonne année, bonne année.
Dès lors, questionnons-nous : dans notre fatras quotidien de phrases remâchées, qu'est-ce qui fait encore langage ? Est-ce nihilisme qu'affirmer que, comme toujours, ce début d'année ressemble à la fin de l'humanité ?
Nous arrivons en ville. C'est un spectacle de ruines. Rien de ce qui a été construit ici par l'homme n'a marché. Nous sommes là dans de véritables poubelles. Les êtres qui la peuplent ont le teint blafard. Le béton s'effrite, il est sec. This is the end.
À peine plus loin
Je n'aime pas cette ville morte. Elle est le résultat exorbitant du fer. Tout y est hostile. Je connais son histoire. I know you, Motown.

N'allez pas vous imaginer Nathalie Constans enlisée dans un réquisitoire simpliste et obtus, une diatribe post-apocalyptique comme on en lit si souvent (et plus encore à l'état de manuscrit). Tant s'en faut. C'est presque le contraire : dans ce récit, la véritable croisade est le langage, et le décor un simple prétexte à son déploiement. Jamais sauter à la carotide d'autrui n'aura été si truculent, jamais si humain. Portée par le mot juste, par l'humour docte et décalé, la vie jaillit à chaque page. Faudra-t-il employer l'adjectif picaresque pour décrire cette équipée sauvage le long du fleuve rouge grossissant, puis à travers Motor City jusque dans ce tonneau atlantique ? qualifier de rabelaisiennes la vulve battante de No Ouère et les manières éblouissantes d'Ozer ?
Ténue est la distinction entre l'humain et l'animal, et tout le jeu de Je suis pas la bête à manger est de nous mettre face à un miroir déformant qui est tout à la fois lentille grossissante.
Pour une raison qui m'échappe et qui, pour le coup, actually, ne m'appartient pas, je suis parfaitement invisible à tout le restant du monde vivant. Humains, animaux, everybody. De cela également j'ai su prendre mon parti mais cela ne cesse de m'intriguer fortement car cela m'amène de fait à rester dans une grande solitude même si, reconnaissons-le, cela ne pose aucun problème du point de vue de la subsistance. Je vis, puisque c'est ça, de rapine éhontée.

Qui aime bien châtie bien ; en ce sens Nathalie Constans n'aime pas la langue française, elle la sacralise. Dévote, chaque balafre qu'elle lui inflige l'élève au rang de culte adorateur, chaque coup de fouet est promesse de fidélité éternelle.
Et moi, n'en déplaise à mes contempteurs, je ne suis pas un nihiliste. Raison pour laquelle, de but en blanc quoique avec cinq ans de retard, madame Constans, je vous remercie pour ce joli cadeau de non-Noël imprimé à Fontenay-le-Comte. Et en profite pour vous souhaiter une happy, très happy bonne année.

 

Je suis pas la bête à manger, de Nathalie Constans, vu par Anya Belyat-Giunta, 2013, Les éditions du chemin de fer, 16 €, disponible à la boutique maelstrÖm 414 (ou sur commande)

Je suis pas la bete a manger
 

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