Aliments de langage - Journal de Benjamin

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mardi, 04 décembre 2018 10:56

#1 - Gouverneurs de la rosée, de Jacques Roumain

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C'est comme le jour où on m'a volé mon portefeuille.
Bologna, ligne 11 de l'autobus. Exceptionnellement, j'avais pris un ticket. Ticket que j'avais glissé dans mon portefeuille, lui-même rapatrié dans le refuge de ma veste. La poche droite. De la gauche, j'avais tiré le livre du moment.
C'était le début du printemps, premiers beaux jours sous la Padane, à Vignola les cerisiers dardaient leurs premiers bourgeons et Bologna-la-Rossa s'ouvrait comme un premier amour sur les hauteurs de la villa Ghigi. Autrui soudain redécouvrait l'existence de ses bras, de ses jambes, qu'il exhibait sous le soleil. Et moi – puissance évocatrice du verbe –, je grelottais de froid, pétrifié dans l'hiver russe. La glace, Saint-Pétersbourg où même le sang se fait congère, la Sibérie, la rage d'un peuple à faire nation. Et ma double stupéfaction, en descendant du bus : nulle Russie à l'horizon, je me fondais dans le printemps de Bologna-la-Rossa ; et on m'avait volé mon portefeuille.

Les années passent, on perd des choses. Des téléphones, des cartes d'identité et de crédit, de la menue ferraille et des bouts de papiers à la valeur toute relative. Les années passent, mais certains livres restent.

Quelle ironie de relire Gouverneurs de la rosée alors que s'abat le déluge à quelques centimètres de ma couette, derrière une toiture que la tempête s'acharne à marteler. La nuit bat en trombes chthoniennes contre les fenêtres, ciel et bitume se confondent, océan vertical, décembre ploie, inféodé à l'empire de l'eau.
Et j'ai chaud, si chaud ! Le ciel n'a pas une fissure, ce n'est qu'une plaque de tôle brûlante. L'herbe, alors que pieds nus je me faufile entre les bayahondes, sèche comme de l'étoupe.
Et j'ai soif, si soif ! Rien à boire, tirant des vaches un peu de lait de méchante qualité. Rien. La source Fanchon, sèche comme le plat de la main. La source Lauriers, pas une goutte, non plus. Il n'y a que la mare Zombi, mais c'est un marigot à maringouins, une eau pourrie comme une couleuvre morte, et sans force pour courir.
Et je sue, oh comme je sue ! Le nègre est une pauvre créature, dit Bienaimé, et avec lui je n'aspire qu'à me désaltérer dans le feu du clairin, semblant de vigueur, brève illusion d'espoir, après avoir chanté et besogné en nègre dans le coumbite – le travail agricole collectif.
Chez Jacques Roumain, être nègre ne saurait être réduit à une stupide question de peau. Et c'est ce défilé de mots, ce fabuleux parler haïtien dont le génie est d'être vrai, trempé dans la sécheresse du quotidien. Être nègre, c'est reconnaître le sentiment dans sa tonalité locale et en accepter l'universalité. L'amour, la fraternité communautaire – l'entraide, c'est l'amitié du malheureux –, l'impulsion vers le spirituel – et sûrement qu'il y a des anges nègres pour faire le gros travail de la lessive des nuages ou balayer la pluie et mettre la propreté du soleil après l’orage, pendant que les anges blancs chantent comme des rossignols toute la sainte journée ou bien soufflent dans de petites trompettes comme c'est marqué dans les images qu'on voit dans les églises –, l'aspiration à vivre libre, la réconciliation ; sentiments plus mesquins aussi, la convoitise et la rancune et la volonté d'asservir, tous fruit du stupre impérialiste.

Une sirène hurlant dans la nuit m'arrache à ma lecture. Stupeur. Il y a quelques secondes à peine, l'alignement des mornes courait jusqu'au couchant en une seule vague d'un bleu passé et tendre à l'œil. Et, plus tôt, Manuel s'abandonnait au ressac de la danse, la fête se poursuivait, les tambours battaient encore sur l'insomnie de la plaine comme un cœur inépuisable. Longtemps abolie par le livre de la soif et du soleil, la nuit de décembre s'en revient vers moi et s'impose violemment, contrefaçon du réel.
Je crains, et c'est là l'une des plus grandes joies que me procure cette existence, je crains que le langage ne saura jamais rassasier ma faim de langages. Langages formés et déformés en bien d'autres terres que la mienne, derrière bien d'autres frontières – mais quelles frontières, quand il s'agit d'amour dans sa forme la plus absolue ?
Voilà à quoi je pense, fourrageant mes fonds de tiroirs à la recherche de quelque aliment pour le ventre. Je pense à Manuel et Anaïsse, les Majnoun et Leila des terres sèches. Je pense aux gouverneurs de la rosée, pour qui la pluie est récompense tandis que décembre dilapide son eau sur nos bitumes. Et quitte à sombrer dans le lyrisme, je me demande si la littérature francophone, et d'au-delà, a jamais produit métaphore plus nécessaire que celle de l'eau, élevée en ce roman au rang de don, de sacrifice, si nous avons jamais produit métaphore plus élémentaire. J'en doute. Aussi, c'est par pur acquit de conscience que je vérifie que mon portefeuille est à sa place. Oui. Il est là. Dommage. J'aurais aimé qu'on me le vole au moment où ce livre me faisait nègre parmi les nègres.

 

Gouverneurs de la rosée, de Jacques Roumain, première édition 1944, rééd. Le Temps des Cerises, 15 €, disponible à la boutique maelstrÖm 4 1 4 (ou sur commande)

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