Le principe de Lavoisier - Journal de Stephen

dimanche, 01 octobre 2017 12:05

Spoon River, de Edgar Lee Masters

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Cette anthologie de poèmes en vers libres originellement publiés dans un journal littéraire du Missouri au cours de l'année 1914 a pour unité de lieu un grand tumulus du Midwest au creux duquel reposent plus de deux cents cadavres. Une Amérique un peu plus septentrionale, donc, que celle de Faulkner, mais qui ne se fait pas beaucoup plus d'illusions. Le poème introductif détaille cet univers fataliste, enfermé dans un immobilisme minéral : des hommes terrassés par le travail, les bagarres ou la loi, des femmes victimes de ces derniers, qui leur ont laissé la honte, et des héros de la Révolution qui bouffent les pissenlits par la racine. Une série de charognes qui prennent successivement la parole pour tisser une sorte de roman à multiples points de vue, fait d'amours et de regrets. C'est enfin toute la ville de Springfield qu'on découvre à travers ses antagonismes humains et politiques.

Dans la colline, ça rumine sévère.

Pierre Bourdieu parle quelque part d'une loi de conservation de la violence (calquée sur le principe de Lavoisier) :

« Je dirai seulement, pour donner à réfléchir, qu'il y a une loi de conservation de la violence et que si l'on veut faire diminuer véritablement la violence la plus visible, crimes, vols, viols, voire attentats, il faut travailler à réduire globalement la violence qui reste invisible (en tout cas à partir des lieux centraux, ou dominants), celle qui s'exerce au jour le jour, pêle-mêle, dans les familles, les usines, les ateliers, les commissariats, les prisons, ou même les hôpitaux ou les écoles, et qui est le produit de la "violence inerte" des structures économiques et sociales et des mécanismes impitoyables qui contribuent à les reproduire ».

On se demande bien, alors, en lisant cette citation, où va cette violence après le crime et l'humiliation, quand elle atteint la bourgade, quand elle atteint la dalle, le sous-oeuvre, les pauvres, les femmes, les noirs et les autres dominé.e.s. On imagine mal comment la renvoyer vers le haut. Spoon River est ce microcosme d'où la violence ne s'échappe pas, ce cloître où elle épouse les corps, où elle s'obstine, où elle grave la pierre tombale.
On sait, en revanche, que la matière se métamorphose, que les reins retournent à la terre, que l'urine retourne au soleil. Masters dit encore non. La colline est, strictement, cet amas de squelettes. Son phénomène, ce sont les épitaphes. Ni la violence ni les carcasses ne s'évaporent. Le calcaire ne pleut pas, les nuages ne rendent pas les coups. Dans un système fermé, en somme, rien ne se perd. Rendus à la latitude d'une petite ville, tout se conserve.

Comment connaître une colline à l'horizontale ?

En matière de poésie, les romains antiques connaissaient surtout des oeuvres funéraires. L'épigramme, qui consiste à cracher sur les tombes, et son pendant aimable, l'épitaphe, qui revient à les couvrir de fleurs. Ici, en revanche, ce sont les morts qui nous regardent.

CASSIUS HUEFFER

Voici les mots gravés sur ma tombe :
“Sa vie a été douce, et sa constitution digne
De voir la nature se lever et dire au monde entier:
Voilà l’étoffe d’un homme !”
Ceux qui m’ont connu sourient
En lisant cette rhétorique creuse.
Voici mon épitaphe telle qu’elle aurait dû être :
“La vie ne l’a pas épargné,
Et sa constitution l’a condamné
À batailler toute sa vie
Avant d’avoir sa peau.”
Vivant, j’étais harcelé par les langues de vipère,
Et voilà que mort, je dois subir une épitaphe
Gravée par un abruti!

Les éditions Allia

Spoon River est un des bouquins via lesquels les éditions Allia on fait leur entrée sur nos étagères, avec leur catalogue éclectique, composé de classiques et de nouveautés, où souffle une brise de surréalisme et de révolte. Parmi ces livres par ailleurs très jolis, il y a également un gros Paul Nougé, une brique de 800 pages qui restitue enfin au monde l'intégralité de sa poésie.

Notes

  • On trouve ici un article publié par l'auteur en 1933 où il revient sur ses influences, sa méthode d'écriture, et sur la réception de Spoon River.
  • Fabrizio De André, un chanteur italien qui obsède un peu certains membres de maelstrÖm, a tiré de Spoon River un concept album : « Non al denaro, non all'amore nè al cielo », qu'on peut écouter facilement sur youtube.

Spoon River, de Edgar Lee Masters, première édition 1916, rééd. Allia (2016), 10 €, disponible à la boutique maelstrÖm 414 (ou sur commande)

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Stephen

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