C'est aussi par esprit de frivolité, je l'avoue, que, dans les salons et autres marchés du livre, j'interpelle le flâneur pour lui offrir un petit vers de poésie.
Les réactions sont toujours amusantes. J'ai vu de vieux briscards rougeauds repartir déçus, en haussant les épaules ; pour eux, chaque vers offert est avant tout un verre perdu. D'autres, sans doute agacés de se faire alpaguer par les vendeurs dans les boutiques, dégainent leurs Non merci, leurs Je regarde seulement, puis passent leur chemin avant même de savoir ce que je leur propose – ce que, gratuitement, je leur offre. Et puis il y a ceux qui s'arrêtent, qui sourient, ceux qui prennent le temps. Choisissez un livre sur la table, celui que vous voulez. Je l'ouvrirai au hasard, et lirai. Rarement ceux-là se précipitent. Ils interrogent les titres, sondent les illustrations en couverture, éprouvent le papier du bout des doigts. Parfois le nom d'un auteur leur semble familier. Souvent, ils se fient au hasard et pointent vers l'inconnu. Est-on jamais à l'abri d'une belle rencontre ?
Et nous sommes pour vous et muets et aveugles, et sourds :
Du fond de nos vallées, la vie change de bord, échappe à vos filets,
Réfugie nos vagabondages ;
Les montagnes restées sauvages, les rivières poissonneuses,
Les forêts où se cachent le blaireau et le loup, et le cerf,
Où nous sommes comme les sangliers des ombres parmi les arbres,
Terre sur terre, boue sur boue,
Et coup sur coup.
J'ai offert tant d'extraits du Garçon renoncé à la sauvette, dans les salons et autres marchés du livre, que je ne crois pas prendre de risque en affirmant que je l'ai plus souvent lu que Matthieu Freyheit en public. Par esprit de frivolité, un peu, je l'avoue. Surtout : pour déployer la poésie.
Notre besoin de dire ce refus de n'avoir
Rien d'autre qu'un enjeu à la place du cœur.
Le terme est choisi – déployer. Car c'est ainsi que procède Matthieu Freyheit dans ce recueil, et le lecteur se fera acteur du déploiement dès le premier geste. Coupé dans un format à l'italienne – format dit paysage –, ce livre est un accordéon au souffle colossal ; l'ouvrir, c'est faire frémir l'air déjà, c'est nourrir ses exils. L'impact de la toute première page, visuel, réaffirmera cette volonté. Il y a tant, tant de mots en cette première page, abondance, foisonnement, et dans les suivantes, partout, profusion, nécessité de chaque recoin de campagne parcouru, de chaque torrent traversé.
Le vers ici est long, formidablement long, un écheveau à dévider. Pas d'économie, il y a urgence à raconter le Canada, la baie de Somme, les paysages lorrains et alsaciens. Urgence à rapiécer les tapisseries des deux grands Jack – London, Kerouac –, les grands espaces qu'ils ont si sauvagement contribué à faire rejaillir. Urgence à s'affirmer comme animal, aussi. On a déjà cité les poissons, blaireau, loup, cerf et sangliers, les animaux prolifèrent en ces pages où chacun trouvera un abri à sa mesure. Les vaches, la buse, l'écureuil, le tétras, les biches, et j'en passe. Et moi, dès ma première lecture, pris au piège – accueilli – : oser le caquètement des cigognes en poésie ? le bêlement des chèvres ? Eh bien non. Rien de tout cela n'est grotesque, ou ridicule.
Je suis le bac à sable, le vent qui emporte le sable et le vent qui redépose le sable, plus loin, formant un territoire, la fin du territoire,
Et la terre et le vent qui emporte la terre ;
Voilà, voilà ma vie à moi, faite de tant de vies.
Chacun a sa manière d'appréhender la catastrophe climatique qui déferle sur nos continents et éradique nos paysages. Pour ma part, sous couvert de frivolité, j'offre tournée sur tournée de petits vers de poésie aux flâneurs. Façon de diluer mes angoisses.
Matthieu Freyheit quant à lui, peut-être même sans le savoir, s'est engagé dans une entreprise autrement plus ambitieuse. En archiviste, bien au-delà de la faconde photographique des globe-trotters, il inventorie ses territoires. Territoires naturels, et citadins aussi, émotionnels, relationnels, tous territoires de l'humain tel qu'il se présente devant lui.
J'ai encore passé un hiver, Jack et je te jure :
Je vais vivre. Le ferment s'agite et résiste.
Un jour, quand tout aura changé, quand le Yukon et Hohrodberg et Villars-le-Pautel et le Marquenterre ne seront plus, quelqu'un trouvera ce recueil parmi les décombres. L'on redécouvrira ce qu'étaient le Yukon et Hohrodberg et Villars-le-Pautel et le Marquenterre.
A sa manière, Matthieu Freyheit contribue.
Vas-tu me croire ? Je suis moi-même un survivant de la préhistoire.
Sans avoir rien tué, sans avoir rien chassé :
Un cueilleur ou un veilleur.
Rien ne mourra, rien.
Le Garçon renoncé, de Matthieu Freyheit, 2017, Les éditions de la Crypte, 16 €, disponible à la boutique maelstrÖm 4 1 4 (ou sur commande)